phase 8 — les inscriptions résiduelles
Un déchet d’atelier qui fait image... puis l’envie soudaine d’agrandir les marques d’usure d’un morceau de papier sablé. Ainsi débute le délire poétique qui nous aura habités pendant la période estivale 2018.
Sans même que personne remarque sa présence, une partie de la fondation s’use. La dalle d’entrée sur laquelle nous marchons pour accéder au 407 de Maisonneuve E, lieu de notre cours/résidence d’été, se consume au rythme du temps et selon nos passages. Pendant que sa détérioration suit son cours, chaque jour, nous balayons la surface de la dalle. Ainsi amassons-nous, sous forme de granulats et de sable, des quantités importantes de résidus de béton. D’autres matériaux se retrouvent de manière plus éparse parmi notre collecte tels des bouts de bois, de verre, de plastique et de cigarettes. Tout est trié, car trois papiers sablés sont confectionnés à partir des détritus provenant de la dalle mère. Les trois supports mesurent chacun 5 x 8 pieds, soit les dimensions de la dalle. Ils sont taillés dans de la toile de peintre, un produit trouvé en quincaillerie cousu en son milieu suggérant à la fois canevas et matériau de construction.
Ces grandes surfaces sensibles sont exposées à la dalle qui joue ici le rôle de matrice. En tant que structure générante, à la fois source et ressource, la dalle nous sert d’appui à la construction d’images qui s’inscrivent par friction. Originairement l’effet d’une usure naturelle, son empreinte particulière en creux et en reliefs se voit affectée par l’usage de chacun des trois papiers. Deux images se travaillent alors en simultané : celle de la dalle qui s’érode remarquablement à force d’être exploitée, et celle du papier sablé qui révèle les actions engendrées par le processus de travail — brossage, grattage, creusage, pliage...
Nos actions se synchronisent et s’accordent ainsi au rythme d’un travail rigoureux. La question de l’épuisement et celle des limites de nos corps en mouvement se posent cette fois à travers l’expérience du territoire restreint que représente la dalle d’entrée du 407. C’est à travers un contact tangible et une dépense d’énergie considérable qu’un rapport de proximité avec ce qui nous entoure se développe. Remplacer l’articulation de la jambe par celle du bras et faire point de contact avec la main plutôt que le pied le temps d’un ambitieux travail de sablage aura occasionné un rapprochement entre nos corps, la dalle et le matériau constituant ce type d’infrastructures sur lesquelles nous marchons tous les jours. Cela dit, puisque Phase 8 : les inscriptions résiduelles s’imbrique concrètement dans une démarche artistique fortement empreinte par la marche, l’objet de l’étude — la dalle — est en soit révélateur.
Le balayage quotidien ainsi que les grands sablages auront eu pour effet de mettre en relief l’entrée bétonnée, au sens propre comme au figuré. Il était devenu dangereux de perdre pied, tant les arêtes et les creux de la dalle étaient rendus saillants. L’idée de remplir les trous avec l’excédent de matière accumulé tout au long de notre occupation s’est alors manifestée. Nous avions à notre disposition l’équivalent de 15 litres de gravier et tout autant de sable. Il nous aura suffi de mélanger la quantité nécessaire de ciment, soit 10 litres, pour lier le tout et obtenir un béton de réparation qui soit en mesure de couvrir l’évidure et de survivre à notre passage.
Située entre deux contextes, à mi-chemin entre l’espace public et l’espace privé, entre l’extérieur et l’intérieur, la dalle en question s’avère être un lieu de transition particulier sur lequel il fut intéressant de se pencher. D’un côté, on trouve une foultitude de gens et d’activités de toutes sortes survenant à tout moment ; de l’autre, une intimité et des rapports privilégiés se tissent entre artistes partageant la possibilité d’expérimenter dans un espace unique, protégé et provisoire. L’accès à ces mondes donnant sur le boulevard de Maisonneuve, tous les deux circonscrits entre les rues Saint-Denis et Berri, était selon notre expérience largement favorisé par l’architecture du lieu. La dalle servait de point de rencontre ; la façade vitrée de point d’observation.
La mise en espace de notre travail s’est développée organiquement. Certains éléments propres au lieu ont été pris en compte, notamment la balustrade fenestrée qui rend visibles les piétons empruntant la ruelle Savoie, l’escalier qui connecte les deux niveaux du bâtiment et la petite salle renfermée au sous-sol, drôlement configurée qui se trouve directement sous la dalle d’entrée. Laissant au spectateur la latitude qu’il faut pour découvrir différentes formes d’inscriptions, le projet se parcourt comme une boucle dans l’espace :
La dalle accueille. Sans que l’on en ait encore conscience, un premier contact s’établit entre le lieu, l’art et le visiteur qui ne peut faire autrement que de marcher sur la matrice pour entrer voir l’exposition.
La structure d’escalier offre ensuite un point de vue d’ensemble sur les papiers sablés. Afin de s’approcher et tenter de déchiffrer la matérialité ici proposée, il faut descendre. C’est alors que les bruits deviennent perceptibles. Différentes textures sonores parviennent à notre écoute et attirent notre attention.
Nous entrons dans la petite salle. Au sol, les restes de l’action sont classés précieusement. L’arrangement, qui n’est pas sans rappeler une forme d’écriture, cohabite avec une impression grand format suspendue et flottante. En raison de la taille, de l’éclairage et de la définition, l’image fait illusion. Elle nous apparaît abstraite et semble être tridimensionnelle, mais il s’agit de la photographie d’archive de la dalle après le troisième passage, juste avant la réparation. Une rotation de 90° ainsi qu’une translation d’un étage par rapport à la matrice ont été effectuées. L’impression est cousue en son centre et imprimée à l’échelle 1 : 1. Le son habite la salle. Lorsqu’on s’approche de l’image, on comprend que l’action résonne encore dans le cagibi, au-delà de l’archive photographique. Face à cette représentation de la dalle d’entrée, orientée de la même manière que la dalle originale que l’on rencontrera en quittant le lieu, la boucle se complète.



2018
papiers sablés
granulat de béton sur toile
458cm x 245cm x 10cm
archive sonore - Xavier Madore